Vendre à perte ou la pratique d’une concurrence déloyale

Est-il permis de vendre à perte?
Si cela est permis par la Tora, est-il permis de le faire sachant qu'en France la législationl l'interdit ?

Rav Meir Cahn
Nous apprenons dans la Michna: Rabbi Yéhouda dit, un épicier ne distribuera pas aux enfants des grains grillés et des noix, car ainsi il les habitue à venir [acheter] chez lui ; mais les « ‘Hakhamim » (Nos Sages) le permettent (1). L’explication que donne la Guémara à l’opinion des « ‘Hakhamim », est que l’épicier pourra dire à sa concurrence : si je distribue des noix, tu n’a qu’à distribuer des prunes (2).

En d’autres termes, bien que l’épicier use d’une tactique commerciale qui, en attirant de la clientèle lèse inévitablement les autres négociants, elle reste malgré tout permise car elle représente une concurrence loyale.

De même, continue la Michna, il ne vendra pas au dessous du cours. Mais les ‘Hakhamim disent : qu’il soit de mémoire bénie. Rachi commente qu’en vendant bon marché il s’attire les clients, et de ce fait porte atteinte à la subsistance de ses concurrents.
C’est la raison pour laquelle Rabbi Yéhouda interdit cette pratique. Les « ‘Hakhamim » par contre, l’encouragent. Et la Guémara explique qu’ainsi, ce négociant fait baisser les prix, en forçant les détenteurs de stocks à vendre leurs marchandises [l’approvisionnement] bon marché.

La Halakha a été tranchée comme les « ‘Hakhamim », dans les deux cas. Ainsi donc, stipule le Choul’hane ‘Aroukh, un commerçant pourra vendre au dessous du cours, s’il désire attirer la clientèle, et ses concurrents ne pourront pas l’en empêcher (3).

Certains pensent, que cette Halakha ne concerne que la vente de denrées alimentaires telles que les fruits et le produit des récoltes. Par contre la vente de toutes autres marchandises restera limitée par le respect des taux agréés, ou des taux généralement pratiqués (4).
La violation de cette limite représente un « Issour » (un interdit) grave, car elle a la faculté de détériorer le commerce et de ruiner les revenus des concurrents (5).

D’autres Décisionnaires estiment quand à eux, que cette Halakha, permettant la vente à un prix inférieur au cours, sera valable autant pour la vente des dites denrées alimentaires, que pour la vente de toute autre marchandise (6).

Cette permission se limite, cependant, à la vente à un prix inférieur au cours. Ainsi, à l’instar de l’épicier à qui est accordé le droit de distribuer des grains grillés, des noix ou d’autres gourmandises, car cette « promotion » est imitable par ses concurrents, de la même manière il sera permis au commerçant de vendre un ou plusieurs produits, en dessous du prix généralement affiché par ses concurrents. Car ces derniers auront toujours la possibilité de faire de même, pour les mêmes produits, ou pour d’autres. Il s’agit d’une concurrence loyale.

Par contre, il sera illicite de vendre à perte, ou de vendre avec une marge de bénéfice que la concurrence ne pourra se permettre d’imiter. Le commerçant qui pratiquerait cette concurrence déloyale, amènerait certainement la clientèle de ses concurrents à les abandonner et à venir acheter chez lui. Ainsi, il leur causerait de toute évidence des pertes notables, voire même, les mènerait à la faillite. Causer à son prochain un dégât inévitable est interdit, et le « Bèt Dine » saisit de l’affaire ordonnera l’arrêt de cette pratique (7).

Il restera cependant permis de mettre certains produits en promotion - et même en les vendant à perte - de manière à attirer la clientèle, tout en maintenant une marge de bénéfice usuelle sur les autres produits. Cette pratique étant imitable par la concurrence, elle ne serait donc pas la cause de dégâts inévitables. En conséquence, cette concurrence étant loyale, le « Bèt Dine » n’aura pas à intervenir, au contraire : elle aura le mérite de faire baisser les prix, dans l’intérêt manifeste des consommateurs. Et les « ‘Hakhamim » ont dit : qu’il soit de mémoire bénie (8).

Dans la pratique néanmoins, il serait fortement recommandé de présenter le détail de l’affaire à un Dayane confirmé (9).

Quand à la question du « Dina Démalkhouta » (la législation royale, soit la valeur halakhique de la législation laïque) : ce sujet est vaste et devrait faire l’objet d’une étude particulière. Notons néanmoins que l’application du « Dina Démalkhouta » à l’administration des relations entre citoyens, et non pas uniquement à celle de ces derniers et de l’état, n’est pas acceptée par tous.

En effet, certains pensent que le « Dina Démalkhouta » ne sera valable que pour des lois qui protègent les intérêts directs du roi et de ses rétributions, telles que celles qui régissent le prélèvement des impôts. Par contre, pour les lois dont l’objet sera l’administration des rapports entre citoyens, le « Dina Démalkhouta » n’aura pas force de loi, et seule la Halakha sera appliquée (10).

D’autres sont toutefois d’avis que le « Dina Démalkhouta » (la législation laïque) sera valable pour toute législation, qu’elle ait pour objet la fourniture des coffres du roi – ou des caisses de l’état, ou bien qu’elle n’ait aucune incidence sûr leurs intérêts. En conséquence, les lois ayant pour objectif l’administration des relations entre citoyens – « Bèn Adam La’havéro » - devront être également respectées (11). Et notamment, celles qui sont destinées à faire régner l’ordre publique (12).

Cependant, même selon cet avis, la législation laïque du « Bèn Adam La’havéro » (des relations entre citoyens) ne pas sera suivie si elle s’oppose à une Halakha de la Tora, stipulée explicitement dans notre législation (13).
Par exemple, si la législation laïque accepte le témoignage d’un témoin unique ou d’un proche, le Dine Tora s’en tiendra à la Halakha et n’accordera pas à ce témoignage la valeur des « deux témoins ». Sans quoi, tout les « Dinime » (les lois) de la Tora seraient abolies (14). De même, si la législation laïque ne prévoit pas le droit du mari à l’héritage de son épouse, le « Dina Démalkhouta » ne sera pas valable, et il faudra se conformer exclusivement à la Halakha (15).
En guise de conclusion, mentionnons le Choute ‘Hatam Sofèr, qui stipule que pour tout ce qui concerne l’administration du commerce et des métiers, la législation laïque fait office de loi - Dina Démalkhouta Dina – et nous sommes tenus de nous soumettre à son autorité.
D’autant plus que dans un cas comme le nôtre, la législation laïque ne s’oppose pas à la Halakha, mais au contraire, elle la soutient (16).

Kol Touv.
1) Baba Métsi’a, 60a.
2) Ad. loc.
3) ‘Hochèn Michpate, chap. 228 par. 18.
4) Pit’hé Téchouva, ad. loc. alinéa 2, mentionnant le Choute Panim Méïrote tome 1 chap. 78, ‘Aroukh Hachoul’hane, ‘Hochèn Michpate, chap. 227 par. 7, chap. 228 par. 14 et chap. 231 par. 20. Voir aussi la Guémara, Baba Batra 91a « Matri’ine ‘Al Haprakmatia Véafilou Béchabbate".
5) ‘Aroukh Hachoul’hane, ad. loc.
6) Choute Goure Arié Yéhouda, ‘Hochèn Michpate 22, Hagahote ‘Hokhmate Chélomo, ‘Hochèn Michpate, chap. 228 par. 18.
7) Voir le Choute Harama, chap. 10 ramenant le Aviassaf [voir également le Beit Yossef, ‘Hochèn Michpate chap.156 (à la fin de la deuxième partie) ainsi que le Darké Moché], le Choute Massate Binyamine chap.27, le Choute Chéérite Yossèf chap. 17 et le Choute ‘Hatam Sofèr ‘Hochèn Michpate chap. 79 qui discutent longuement de la position de l’Aviassaf, en exposant la distinction à faire entre le fait de causer la diminution des gains de son concurrent (Po’hèt ‘Hiyouto), et celui de ruiner carrément son commerce (Possèk Lé’hiyouto), voir également le Choute ‘Hatam Sofèr ‘Hochèn Michpate chap. 118, le ‘Aroukh Hachoul’hane, ad. loc. chap. 156 par. 11, le Choute ‘Erèkh Chaï chap.156, et le Choute Iguérote Moché ‘Hochèn Michpate tome 2 chap. 31.
8) Michna Baba Métsi’a, ad. Loc, voir également le Rama, ‘Hochèn Michpate chap. 156 par. 7.
9) Le Bèt Yossèf ci dessus mentionné n’acceptant pas l’opinion du Aviassaf, il y aurait peut être lieu de considérer cette situation comme un Sféka Dédina (dans cette éventualité, le Mou’hzak pourra prétendre Kim Li). Voir le Choute Beèt Efraïm ‘Hochèn Michpate chap. 26 et 27 ainsi que le Choute Bèt Chémouèl A’harone, ‘Hochèn Michpate fin du chap. 6. De plus, il faudrait déterminer la nature des divers interdit liés à Yorèd Léoumoute ‘Havéro : est-ce un Issour Gamour appartenant au Guézèl et donc Déoraïta (voir le Choute ‘Hatam Sofèr, ‘Hochèn Michpate chap. 61 et 79) un Issour Dérabbanane – Mipéné Tikoune Ha’olam (voir le Beit Yossèf, ‘Hochèn Michpate chap. 156 Ha’hélèk Hachélichi), ou bien un Milé Dé’hassidouta (voir le Choute ‘Havote Yaïr chap. 42, ainsi que le Graz, Hilkhote Héfkèr Véhassagate Guévoul par. 13)? Voir ensuite le Biour Hagra, ‘Hochèn Michpate chap. 155 alinéa 8 qui estime que (selon le Rambam), Safèk Har’hakate Nézikine est considéré comme un Safèk Déoraïta et sera donc La’houmra (par contre, selon le Roch, bien qu’il fut un Safèk Déoraïta, en cas de Safèk, il faudra opter pour la Koula, et ceci en fonction du principe qui énonce que Safèk Mamone Lakoula). Par contre si Yorèd Léoumoute ‘Havéro n’est considéré que comme un Dérabbanane, en cas de Safèk, nous suivrons la Koula donc Koula Lanitba’, voir le Choul’hane ‘Aroukh, ‘Hochèn Michpate chap. 156 par. 5 (bien qu’un Safèk lié à Har’hakate Nézikin soit interdit Lékhaté’hila, voir le Choul’hane ‘Aroukh, ad. loc. par. 3) ainsi que le Nétivote, ad. loc. alinéa 2. A plus forte raison si l’on venait à ne le considérer que comme un Milé Dé’hassidouta. Voir également le Choute Na’halate Chéva’, tome 2 fin du chap.3.
10) C’est l’avis du Rambam, Hilkhote Milvé Vélové Pérèk 27 Halakha 1, ainsi que le soulignent le Maguid Michné, ad. loc. et le Choute Harivache chap. 203 ; c’est également l’avis du Choute Maharik chap. 187. Voir le Chakh, ‘Hochèn Michpate chap. 73 alinéa 39. Voir également le Rachba, ainsi que le Rane, Guitine 10a.
11) Cet avis est celui du Rambane du Rachba et du Rane, Baba Batra 55a et Guitine 10a.
12) Choute Harachba, tome 2 chap. 356.
13) Chakh, ‘Hochèn Michpate chap. 73 alinéa 39, en se basant sûr le Ra’avad. Voir également le Chakh, ad. loc. alinéa 36.
14) Lévouche, ‘Hochèn Michpate fin du chap. 369.
15) Téchouvate Harachba, ramenée par le Bèt Yossèf, ‘Hochèn Michpate à la fin du chap. 26, et codifiée par le Rama, ‘Hochèn Michpate chap. 369 par. 11.
16) Choute ‘Hatam Sofèr, ‘Hochèn Michpate chap. 44.