La Guémara dans le traité de Méguila 7b rapporte l'affirmation de Rava :
אמר רבא מיחייב איניש לבסומי בפוריא עד דלא ידע בין ארור המן לברוך מרדכי
Rava a dit : « Une personne est tenue de s'enivrer à Pourim jusqu'à ne plus savoir faire la différence entre « Maudit soit Haman et Béni Mordékhaï. » Cette injonction, de boire plus que de coutume, est reprise dans le Choulk'hane Aroukh (695 : 2)
1-Une Mitsva pour le moins surprenante !
Comment comprendre cette Mitsva alors qu'à maintes reprises dans la Torah et les prophètes, nos Sages nous mettent en garde contre le fait de s'enivrer ? A propos de Noé (Genèse 9 :21) : Après le Déluge, Noé plante une vigne, boit du vin et s'enivre. Il s'endort nu dans sa tente, et son fils 'Ham le voit dans cet état, ce qui entraîne une malédiction sur la descendance de 'Ham (Canaan). Cet épisode illustre comment l'ivresse peut mener à la honte et à des conséquences graves.
A propos de Lot (Genèse 19 :32-35) : Après la destruction de Sodome, les filles de Lot lui font boire du vin pour avoir des enfants de lui, pensant qu'il ne reste plus d'hommes sur terre. Il s'enivre deux nuits de suite sans se rendre compte de ce qui se passe. Cet épisode montre que l'ivresse peut mener à la perte de tout contrôle moral et à des actes inacceptables.
Dans Vayikra (10 :9), il est interdit aux Cohanim de servir dans le Temple sous l'influence de l'alcool.
Dans les Proverbes de Salomon Michlé (20 :1) sur nous avertit que « que l'ivresse mène à l'égarement ».
Comment concilier cette injonction avec l'idéal juif de maîtrise de soi et de lucidité spirituelle ? Ces avertissements montrent que l'ivresse est perçue comme une perte de contrôle contraire à l'idéal spirituel juif.
2-Les limites de cette Mitsva
C'est pourquoi, bien que Rachi et le Ba'h l'interprètent au sens propre comme une véritable ivresse, la majorité des commentateurs tentent de nuancer le sens littéral de cette Mitsva.
Le Rama (Rabbi Moché Isserlès), au nom du Maharil (Minhagim, Hilkhote Pourim), précise que l'on peut se limiter à boire légèrement plus que d'habitude et à s'endormir, car dans le sommeil, on ne distingue plus entre la bénédiction et la malédiction.
Le Michna Beroura (695 : 5) rappelle que l'ivresse est une Mitsva uniquement lorsqu'elle conduit à une joie constructive : « Si cela doit entraîner un comportement désinvolte et irrespectueux, il est préférable de ne pas boire du tout ».
Il rappelle aussi que cette Mitsva ne s'applique pas à tous de la même manière. Quelqu'un qui sait que l'alcool le mènera à des comportements déplacés à l'obligation de s'abstenir. De plus, l'idée de boire à Pourim est liée à la réjouissance du miracle et non à la perte de contrôle. Il est suivi dans cet avis par le Kaf Ha'haïm.
Le Béour Halakha pose clairement la question :
Et si tu demandes : comment les sages ont-ils pu rendre obligatoire l'ivresse, alors que la Torah et les Prophètes la mentionnent à plusieurs reprises comme un grand risque de déraper ?
On peut répondre que tous les miracles survenus aux Juifs à l'époque d'Assuérus se sont produits lors d'un festin : au début, Vachti fut écartée à cause d'un festin, ce qui permet à Esther d'arriver. De même, l'intervention de Haman et sa chute se déroulent lors d'un festin. C'est pourquoi les sages ont obligatoirement rendu « l'ivresse », afin que le grand miracle de Pourim soit rappelé par la consommation de vin.
Cependant, tout cela relève de la Mitsva (Ici, dans le sens d'une action souhaitable), mais n'est pas une obligation absolue.
Nous ne sommes donc pas tenus de nous enivrer et de nous abaisser au point de perdre toute retenue, car nous n'avons pas reçu l'ordre d'éprouver une joie débridée et insensée. Au contraire, il s'agit d'une joie de plaisir spirituel, qui doit mener à l'amour de D-ieu, béni soit-Il, et à la gratitude pour les miracles qu'Il nous a faits.
De même , les derniers décisionnaires insistant sur la prudence face à l'excès de boisson (Rav Ovadia Yossef, Rav Moché Feinstein, Rav Kook, etc.).
3-Le sens profond de la Mitsva
Mais toutes ces explications nous laissent sur notre faim. C'est pourquoi il faut nous orienter vers des notions plus profondes pour justifier cette injonction.
Le Ben Ich 'Haï : L'élévation spirituelle par le vin
Le Ben Ich 'Haï (Rav Yossef 'Haïm) explique que le vin, lorsqu'il est consommé avec Kavana (intention spirituelle), permet d'atteindre un niveau de conscience où tout est perçu comme émanant de Hachem.
בשמחת פורים, כאשר האדם שותה לשם שמים, הוא מגיע למדרגה של עד דלא ידע, שאין הבדל בעיניו בין מה שנראה כרע למה שנראה כטוב, כי הכל מאת השם יתברך
Pendant les réjouissances de Pourim, quand un homme boit dans le mais de réaliser une Mitsva, il arrive au niveau de ne plus distinguer entre ce qui semble être le bien ou le mal car tout provient de D-ieu (Ben Ich 'Haï, Parachat Tetsavé, Halakha 21).
Il insiste donc sur le fait que la consommation d'alcool à Pourim n'a pas pour mais de faire perdre le contrôle mais d'atteindre un état de conscience supérieur où l'on reconnaît que tout fait partie du dessein divin.
Le Bné Issakhar : Comprendre le miracle au-delà du rationnel
Le Bné Issakhar (Rav Tsvi Elimelekh de Dinov) développe une explication qui va dans le même sens. Il affirme que le vin, utilisé à bon escient, permet de transcender la rationalité humaine pour se connecter à la volonté divine :
מצוות היום היא להגיע למדרגת השתוות, שבה מבינים שגם ארור המן וגם ברוך מרדכי הם גילויים שונים של ההשגחה העליונה
La Mitsva du jour est d'atteindre le niveau de Sérénité, dans laquelle on comprend que "Maudit soit Haman" et "Béni soit Mordékhaï" sont deux manifestations différentes de la providence divine. (Bné Issakhar, Maamarei 'Hodesh Adar, Maamar 3)
Selon lui, la perte de la distinction entre Haman et Mordékhaï signifie que l'on dépasse le cadre du bien et du mal tel qu'il est perçu dans ce monde, et que l'on reconnaît la providence divine en toutes choses.
Nous voyons que « l'ivresse » de Pourim n'est pas une perte de contrôle mais une joie spirituelle qui mène à une perception plus profonde de la réalité divine. Il s'agit d'une élévation, et non d'une chute dans la débauche.
Ainsi, la Sim'ha de Pourim est une joie transcendante et non un prétexte à l'excès.
Le Rav Yossef karo lui-même, (auteur du Choul'hane 'Aroukh) dans son Beit Yossef, cite les paroles du Or'hote 'Haïm : « Un homme à l'obligation de s'enivrer à Pourim mais pas de se saouler, car la beuverie est un interdit absolu et il n'y a pas de transgression plus grande que cela qui entraîne la débauche, le meurtre et autres. Il ne faut boire uniquement qu'un peu plus que de coutume.
Il semble que le Or'hote 'Haïm le déduise de l'emploi dans la Guémara du mot « לבסומי ».
En effet, le terme utilisé par la Guémara pour qualifier l'ivresse à Pourim est : לבסומי (s'enivrer) et non pas להשתכר (littéralement : se saouler). Or la racine du terme לבסומי qui est בסמ (parfum), peut avoir le sens d'adoucir ou encore de parfumer, comme si tout en buvant nous nous parfumions.
Suggérant une connotation bien plus subtile et spirituelle. Par une boisson soignée qui le « grise », l'homme peut se trouver dans un état de joie spirituelle plus élevée que de coutume qui lui permet de s'élever et de se rapprocher de son Créateur.
4-Le lien entre l'âme et le sens de l'odorat
La Guémara dans le traité Berakhot (43b) nous enseigne :
« Rav Zoutra bar Touvia dit au nom de Rav : D'où savons-nous qu'on récite une bénédiction sur une bonne odeur ? Car il est dit : « Que toute âme loue Hachem » (Psaumes 150 : 6). Quelle est la chose dont l'âme tire profit et non le corps ? C'est l'odeur. »
L'odeur agit sur l'âme qui est enfouie dans le corps de l'homme.
C'est aussi la raison pour laquelle les sages ont institué l'usage de sentir des aromates (בְּשָׂמִים - Bessamim), à la sortie du Chabbat. Au moment où l'âme supplémentaire (Néchama Yétéra) que nous avons reçue pendant le Chabbat se retire, nous cherchons à « consoler » l'âme intérieure à travers le parfum des aromates.
Dans le traité Berakhot (10a), la Guémara examine les caractéristiques uniques de l'âme et affirme : « L'âme emplit tout le corps… L'âme voit, mais elle est invisible. »
L'âme remplie tout l'être. Et pourtant, bien qu'il soit impossible d'exister sans elle, ne serait-ce qu'un instant, elle demeure imperceptible.
L'ivresse de Pourim, qui tend brouiller notre faculté à distinguer le bien du mal, nous permet également de nous reconnecter avec cette âme profonde et intérieure qui demeure cachée tout au long de l'année. Comme les aromates, ce « Lébassoumé », cette « ivresse » agit directement sur l'âme.
5-Pourim et la faute originelle
Le Rav Tsvi Elimelekh de Dinov , auteur du Bnei Issakhar, développe davantage cette idée et explique :
« Les deux personnages, grâce au miracle de Pourim eut lieu, sont liés à des parfums, qui plaisent au sens de l'odorat ». En effet, Esther est appelée « Hadassa » Le myrte (Méguila 2 : 7) et Mordékhaï est comparé à la myrrhe ('Houlin 139b).
« Tous les sens furent impliqués dans la faute d'Adam : la vue, le toucher, le goût, l'ouïe… mais l'odorat n'est pas mentionné. Il apparaît donc que ce sens n'a pas été altéré par la faute, et jusqu'à aujourd'hui, l'odorat demeure un sens spirituel : c'est l'âme qui en jouit, et non le corps… »
L'odorat est le seul sens qui n'a pas été corrompu par la faute d'Adam et Ève. Ainsi, Pourim, qui nous conduit aux profondeurs de l'âme et de l'être humain, nous aide à retrouver un monde pur, antérieur au péché.
Dans le traité 'Houlin (139b), nous apprenons la symbolique des trois acteurs du miracle de Pourim.
Haman le méchant est associé à l'Arbre de la connaissance du bien et du mal, autrement dit, à la source de la faute originelle. Esther symbolise la notion de dissimulation, l'absence de dévoilement. Mordékhaï , quant à lui, est comparé à la myrrhe.
Le Sfat Emet (Rabbi Yehouda Leib Alter de Gour) relève le lien entre le mot « Bassoumé », qui signifie ivresse en araméen, et les aromates mentionnés dans notre étude :
« Bassoumé » fait référence aux parfums… et le mot « Bessamim » (aromates) fait allusion à la myrrhe pure (מר דרור), qui est traduite par « Mira Dakhia » dont la consonance évoque le nom de Mordékhaï .
La myrrhe étant l'un des aromates qui entre dans la composition de l'huile d'onction destinée à la sanctification de Cohanime et des objets de culte du tabernacle (Exode 30/23).
Mordékhaï est comparé à l'arôme pur, qui n'a pas été souillé par la faute originelle et représente un monde idéal sans péché.
La Méguilat Esther qu'on lit à Pourim, fait allusion à la providence divine cachée. De même que l'âme emplit tout le corps sans être visible, ainsi la providence de Hachem est présente dans toute la Méguila, bien que le Nom divin n'y soit pas mentionné une seule fois. La Méguila d'Esther est ainsi une « Méguila des aromates », qui touche aux profondeurs de l'âme cachée.
Ce message ne peut être compris qu'au travers de la notion de « dissimulation », qui nous enseigne que même dans une génération marquée par le « Hester Panim » (le « voilement de la présence Divine »), la présence de Hachem et la lumière de la délivrance continue d'illuminer Israël.
6-Une ivresse spirituelle et non débauchée
La Mitsva de boire à Pourim n'a pas pour mais une ivresse incontrôlée, mais plutôt une joie intense et spirituelle, une élévation de l'âme qui « parfume » notre être et nous connecte à une vision plus profonde du monde.
Ainsi, la Sim'ha (la joie) de Pourim est bien plus qu'une simple réjouissance festive : c'est une occasion d'expérimenter une forme de joie spirituelle où tout, même ce qui nous semblait négatif, s'intègre dans le plan divin.
Comme il est dit : « אין עוד מלבדו » - Il n'y a rien en dehors de lui !
Rav Aharon Bieler