Une véritable alliance a été scellée entre l’Eternel et le sel depuis les 6 jours de la Création
Après avoir décrit l’ordre des sacrifices, la Torah enseigne que « Tout ce que tu présenteras comme oblation (Min’ha), tu le saleras de sel (BéMéla’h Timla’h), et tu n’omettras point ce sel, signe de l’alliance avec ton D.ieu (véLo Tachbit Méla’h Brit Elokéikha), à côté de ton oblation » (Vayikra 2, 13).
C’est sur cette importance que la Torah accorde au sel des sacrifices que nous voudrions nous attarder.
Le sel de l’autel
Dans son commentaire des versets, Rabbénou Ba’hya fait déjà remarquer que l’Ecriture aurait très bien pu se suffire d’ordonner que soit apportée, lors de chaque sacrifice, une certaine mesure de sel, en disant par exemple : « tu y mettras du sel » ou " tu le saleras ". Pour quelle raison a-t-elle semblé bon de dédoubler l’expression : " Tu le saleras de sel (BéMéla’h Timla’h) " ?
A cette question, Rabbénou Ba’hya propose comme à son habitude plusieurs réponses.
La première consiste à montrer que cette répétition a pour but de nous faire savoir qu’une certaine sorte de sel est nécessaire, ni trop épais afin qu’il n’aspire pas trop le sang des sacrifices; ni trop fin afin qu’il ne fonde pas lui-même sous l’humidité de la viande.
Au point que le salage de la viande que nous pratiquons nous-mêmes aujourd’hui afin de cachériser la viande avant sa consommation correspond à cette mesure énoncée ici à propos des sacrifices (voir Choul’han Aroukh, Yoré Déa 69, 3).
Quoi qu’il en soit, si, explique le Rav ben Acher, la Torah nous demande que les sacrifices soient aspergés de sel afin que la viande soit un minimum " assaisonnée " et qu’elle ne se retrouve pas pour ainsi dire " crue ", telle quelle sans condiment (Tafèl béli Méla’h), c’est parce qu’à l’image de la viande servie aux rois humains, il ne sied pas que nous présentions à l’Eternel des sacrifices de manière brute et grossière.
Comme il est dit : " Présente-la donc à un Satrape ! Tu verras s’il te fera bon accueil, s’il te témoignera sa faveur ", dit l’Eternel Tsévakot (Mélakhi 1, 8).
Par ailleurs selon Maïmonide, le sel ajouté aux sacrifices a pour but de distinguer Israël des pratiques idolâtres, en particulier de celle qu’il décrit dans le chapitre 46 du Troisième Livre du "Guide des égarés".
Ainsi, il explique que parmi les coutumes idolâtres, l’une d’entre elles consistait à manger le sang. Croyant en effet que le sang n’était autre que "la nourriture des démons et que si quelqu’un en mangeait, il [l’idolâtre] fraternisait par là avec ces malins esprits qui venaient auprès de lui et lui faisaient connaître les choses futures, comme se l’imagine le vulgaire à l’égard des démons".
On comprend donc pour quelle raison, ces peuples idolâtres avaient la coutume d’éloigner le sel des sacrifices. En effet, comme tout le monde le sait, le sel a la propriété d’absorber le sang et d’en diminuer la quantité. Ces peuples éloignèrent ainsi le sel des sacrifices afin que pas une seule goutte de sang ne soit perdue.
C’est donc en ce sens que, pour Maïmonide, la Torah exigerait de ne pas omettre de verser une certaine quantité de sel sur les sacrifices " signe de l’alliance avec ton D-ieu (véLo Tachbit Méla’h Brit Elokéikha) ", afin de montrer par là en quoi le peuple d’Israël se distingue des pratiques idolâtres.
Pourtant, comme l’enseigne par ailleurs Rachi sur le verset, il existe une autre manière d’interpréter cette exigence de la Torah. Si le "sel de l’alliance" est appelé ainsi : "Méla’h Brit", c’est parce qu’une véritable alliance a été scellée entre l’Eternel et le sel depuis les 6 jours de la Création.
Les eaux inférieures (entendez celles des mers) ont en effet reçu la promesse divine d’être apportées sur l’autel sous forme de sel, ainsi que dans les libations d’eau (Nissoukhé haMaïm) qui ont lieu pendant la fête de Soukkot.
C’est pour cette raison, ajoute Rabbénou Ba’hya, que les eaux inférieures – c’est-à-dire celles que nous connaissons dans ce monde ici-bas – sont aussi appelées des " eaux pleureuses " (Maïm Bokhim). Et ce, conformément à ce Midrach (Béréchit Raba 5, 4) qui explique que " lors de la Création du monde, alors que le Saint béni Soit-Il séparait les eaux d’en bas de celles d’en haut, ces dernières ne se séparèrent des eaux supérieures qu’à travers un long pleur". Comme il est dit : "Il aveugle les voies d’eau (MiBékhi Néharot ‘Hibech – littéralement les pleurs des fleuves) pour empêcher les infiltrations" (Job 28, 11) ".
Un autre Midrach [rapporté par Rabbénou Ba’hya, mais dont nous n’avons pas trouvé la source, Ndlr.] raconte en effet : Rabbi Aba a ajouté que lorsque les eaux inférieures se sont séparées des eaux supérieures en pleurs, elles se sont exclamées : "Malheur à nous qui n’avons pas mérité de nous élever jusqu’en haut pour nous rapprocher de notre Créateur !".
Que firent-elles alors ? Elles se rebellèrent, transpercèrent les abysses et demandèrent à pouvoir s’élever, jusqu’à ce que le Tout-Puissant s’emporte contre elles, comme il est dit : "Ainsi parle l’Eternel qui trace un chemin dans la mer, une route à travers les eaux impétueuses" (Isaïe 43, 16). Ou encore : "Il menace la mer et la dessèche" (Na’houm 1, 4).
D-ieu leur dit enfin : "Puisque vous vous êtes comportées de la sorte pour Ma seule gloire, Je n’accorderai pas le droit aux eaux supérieures d’entamer un chant (Chira) avant qu’elles ne vous en demandent la permission, comme il est dit : "Plus que le tumulte des eaux profondes (miKolot Maïm Rabim – littéralement, à partir des voix des eaux profondes), des puissantes vagues de l’océan" (Psaumes 93, 4).
Et que disent-elles ? "L’Eternel est imposant dans les hauteurs" (Idem.). Mais mieux encore, vous serez appelées dans le futur à être approchées sur l’autel des sacrifices, à travers le sel et lors des libations d’eaux".
Nos Sages, conclut le Rav ben Acher, nous enseignent que le monde est composé d’un tiers de désert (Midbar), d’un tiers de terre habitable (Yéchouv) et d’un tiers d’océan (Yam). Or, un jour l’océan s’éleva devant le Saint béni Soit-Il et Lui déclara : " Maître du monde ! C’est dans le désert que la Torah fut donnée ; dans la terre habitable que le Temple fut construit… A moi, que me réserves-Tu ? "
Ce à quoi l’Eternel lui répondit : " Dans le futur, Israël approchera du sel sur l’autel des sacrifices " (voir aussi Rachi sur Isaïe 40, 12).
Un pacte inviolable
Toutefois, il convient de savoir qu’en contrepartie des deux forces antagonistes desquelles le monde tire son origine, à savoir l’Attribut de Générosité (Middat haRa’hamim) et l’Attribut de Rigueur (Middat haDine), le sel comporte en lui deux forces diamétralement opposées que sont l’eau et le feu.
En effet, comme tout le monde le sait, le sel est le résultat de l’évaporation de l’eau sous les effets du réchauffement solaire. En ce sens, explique le Ramban sur le verset, dans la mesure où le sel contient en lui la rencontre de ces deux extrêmes, " cette alliance [dont il est question dans le verset : " Tu n’omettras point ce sel, signe de l’alliance avec ton D.ieu (véLo Tachbit Méla’h Brit Elokéikha) "] comprend en elle la totalité des attributs ".
Au point que l’Ecriture fait d’elle le principe (Av, littéralement le père) de deux autres types d’alliances conclues dans le Séfer Torah, comme cela ressort explicitement de plusieurs textes du Talmud et du Midrach qui mettent en rapport cette " alliance du sel " avec celle des dons aux Cohanim et avec celle de la royauté de David
A l'attention des cohanim : " L’Eternel parla encore ainsi à Aharon… Tous les prélèvements que les Israélites ont à faire sur les choses saintes en l’honneur de l’Eternel, Je te les accorde, ainsi qu’à tes fils et à tes filles, comme revenu perpétuel. C’est une alliance de sel, inaltérable, établie par l’Eternel à ton profit et au profit de ta postérité " (Bamidbar 18, 8-19) .
Concernant le roi David : " Ne devriez-vous pas savoir que l’Eternel, D-ieu d’Israël, a octroyé pour toujours à David la royauté sur Israël, à lui et à ses fils, en vertu d’une alliance de sel " Chroniques 2 ; 13, 5).
Et pour cause : car l’inviolabilité de ses alliances sont à l’image du sel, éternelles. Puisque, comme l’enseigne Rachi (Bamidbar 18, 19), le sel ne pourrit pas ; « sa perpétuité (Kioum) et sa fiabilité (Emouna) sont eternels (Rachi, Divré haYamim 2 ; 13, 5).
Or si nous y réfléchissons un instant, nous voyons bien que l’inviolabilité du sel évoquée par les versets au sujet de la prêtrise (Kéhouna) et de la royauté (Malkhout) constitue en réalité l’expression de cette réunion entre ces deux Attributs opposés que sont la pure rigueur et l’absolue miséricorde.
Association nécessaire qui témoigne de cet état d’équilibre sur lequel peut seul reposer l’exercice de ces fonctions primordiales à la santé d’Israël. Puisque, comme cela ressort d’un autre Midrach (Béréchit Raba 12, 15, voir aussi Rachi, Béréchit 1, 1).
Alors qu’à l’aube de la Création le Saint béni Soit-Il désira créer le monde avec l’Attribut de Rigueur, voyant qu’il ne subsisterait pas, Il lui associa l’Attribut de Miséricorde. Ces deux qualités (" Middot "), aux antipodes l’une de l’autre expriment donc, tant qu’elles sont gérées dans un état d’équilibre, le fondement même de la Création.
C'est la voie du juste milieu dont parle amplement le Rambam dans son commentaire des Pirké Avot, les fameux " Chmoné Prakim "– le fondement même de la Création.
Le sel constitue donc, dans nôtre monde, la matérialisation de cette alliance entre ces deux orientations nécessaires à la stabilité de la Création.
C'est pourquoi les habitants de la ville de Sodome qui – peut-être en réponse à la génération du déluge qui s’était laissée emportée par une prodigalité à outrance (au point même de ne plus respecter les limites de la propriété et de l’autonomie naturelles) – se comportèrent inversement avec la plus grande rigueur qui soit. Allant même jusqu’à nier le sens profond de l’humanité ! Ils furent ainsi précisément punis par une pluie de sel (Ech véGofrite), signe de cette condition sine qua non de la pérennité du monde qu’ils ne respectèrent pas...
Pour conclure
Si cette alliance du sel est d’abord évoquée à propos des sacrifices, c’est peut-être afin de nous rappeler qu’aussi minuscule et à première vue insignifiant soit-il, le sel accompagne en essence notre rapport à la nourriture, c’est-à-dire à notre subsistance même.
Il devrait pourtant, à l’instar de la place qu’il occupe dans les sacrifices, nous convier à envisager notre existence quotidienne sous les auspices d’une Avoda (service divin).
Entendez de cette disposition de la créature face au Maître du monde.
En effet, se formant précisément sur les rivages, là où l’océan rencontre la terre ferme sur laquelle il s’écrase faute de pouvoir la submerger, le sel incarne en dernière analyse la fragilité de notre humanité , comme semblent devoir nous le rappeler de manière singulière les raz-de-marée qui menacent encore avec une effroyable simplicité les agglomérations des bords de mer de la civilisation moderne…
Rav Yehuda Ruck